Déménagement

L’adresse du blog Histoire sauvage est maintenant : jeanpierreostende.com
La plupart d’entre vous qui se sont inscrits ici par mèls ont été transférés sur le nouveau site.
Malheureusement, certains ne s’y retrouveront pas (RSS et blogs par exemple) et il leur faudra se re-inscrire sur le site s’ils veulent continuer de recevoir les publications à venir qui seront, je l’espère, sans publicité.
Merci.
Jean-Pierre Ostende

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Comment contrôler ses parents?

Je vous remercie de m’avoir envoyé le manuel Comment contrôler ses parents.
De l’avis des professionnels, quand ils ont dépassé quarante ans, il est souvent trop tard pour les redresser ou même les contrôler (ou alors il faut attendre encore et parfois longtemps).
Quel orphelin n’a pas repéré un jour les parents d’un ami ou d’une amie dans un état désolant ?
Selon les experts il n’est plus rare que les deux parents déstabilisés se plaignent de ne rien comprendre, assis sur un canapé sinistre (pléonasme), sidérés, abasourdis, à la façon de personnages pathétiques dans une bande dessinée… deux personnages perdus… égarés… face à un écran plat, à la tapisserie, au jardin, à la balancelle dépressive… face au vide…
Grand prix Psyché de l’année, Carol Piedtenu le soutient aussi : les parents sont les parents pauvres de l’éducation, on ne s’occupe pas d’eux.
C’est le désarroi.
Vous avez raison, nous en avons tous croisés des parents dépassés qui vont consulter un spécialiste pour un soulagement, une épaule, dans l’espoir déjà bien chiffonné de se décharger un temps de la responsabilité qui les tord et les aplatit, pour se débarrasser du poids de l’éducateur qu’ils-doivent-être, tâche impossible qui les secoue et les rince.
Dans une société je-réussis-ou-je-suis-un-flan, leur échec est plus intolérable encore.
De la même manière que les médecins sont les plus mauvais pour établir un diagnostic sur leur santé personnelle, jamais les parents n’ont pu se résoudre à regarder la question en face.
Imagine-t-on un psychanalyste s’allonger pour se parler seul et s’enregistrer ? Oui, cela arrive. Mais avec quels résultats ?
De même que pour les médecins incapables de s’auto-diagnostiquer, il paraît compréhensible que les parents ne puissent agir sur eux-mêmes.
Alors qui pourrait s’y mettre (parce qu’il s’agit bien de s’y mettre) ? Ceux qui doivent et peuvent le tenter : les enfants.
Le manuel Comment contrôler ses parents est né de ce constat.
C’est une source d’informations et de recommandations. Ne battez pas votre mère ni même votre père, même si vous êtes physiquement supérieur. Ni par devant ni par derrière. Même s’ils le méritent. La violence est toujours un signe de faiblesse, lit-on en introduction.
Apprendre à se dominer avec les parents est une des clés du succès.
Moins ils sauront ce que vous ressentez, moins ils sauront ce que vous pensez, mieux vous pourrez les surveiller.
Le manuel est une mine de conseils pratiques et d’astuces à la portée de tous (pensez à consulter les fiches). Par exemple, quand la répression est leur arme favorite, prenez l’habitude d’exagérer la punition qu’ils vous ont infligée. Ils vous privent d’ordinateur un soir ? N’y touchez pas pendant une semaine. Une soirée sans sortir ? Ne sortez pas pendant une semaine.
Ne devenez pas non plus un tyran. La force est un signe de faiblesse même avec des parents handicapés. Toutefois, sachez rester ferme. Montrez bien qui a le contrôle.
Le manuel Comment contrôler ses parents que vous m’avez donné est vraiment curieux. Il va plaire à Laura Yun.
Depuis ses vingt ans, et bien qu’elle les connaisse presque par cœur à force de les lire et de les relire, Laura Yun savoure souvent quelques phrases du Journal de Sylvia Plath dont : « L’amour est cet artifice désespéré censé prendre la place des deux parents d’origine, qui se sont révélés ne pas être des dieux à la sagesse omnisciente, mais une paire de banlieusards paumés et passablement terre à terre, n’ayant, en dépit de leurs efforts maladroits, jamais vraiment compris comment ni pourquoi vous avez grandi et atteint votre vingt et unième anniversaire. »

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Le twist ou la valse

Au Pico Pico, la salle Marshall McLuhan s’appelle souvent Marshall McLuhan put a spell on you (Marshall McLuhan a jeté un sort sur vous).
Jacques Marchal y emmène souvent les marcheurs de nuit rencontrer des membres du Marshall McLuhan fan club et les sujets sont variés. D’après lui, il n’y a pas d’un côté le monde tribal et de l’autre le monde alphabétisé, civilisé, spécialisé, mécanique, répétitif, imprimé. Ces mondes s’interpénètrent, au point, a-t-il ajouté, que l’on peut aimer twister et valser.
La valse est une danse mécanique, spécialisée et chaude tandis que le twist vous donne l’impression de vous frayer un chemin dans la foule sans bouger.
Ainsi John Travolta dans Pulp Fiction. Le twist ne le fait pas avancer mais bouger sur place. C’est une idéologie.

A l’école supérieure de commerce, ce mouvement sur place, on l’appelle l’effet rocking-chair. Il désigne les employés qui s’agitent sans produire quoi que ce soit.
D’après Jacques Marchal, le twist est une forme froide, un monologue gestuel improvisé qui favorise la participation, une espèce d’autofiction gestuelle. Les auteurs de l’autofiction, c’est du twist. Quand vous lisez plusieurs livres d’autofiction d’un même auteur, vous vous rendez compte que ça bouge sans avancer. Le romancier, lui, valse. Il tourne en faisant des cercles. Cela ne le rend pas supérieur, c’est une forme du XIXème siècle. C’est une autre façon de danser. L’auteur d’autofiction twiste, s’enfonce sur place, tandis que le romancier valse.
Pourtant, à sa naissance en 1780, la valse a été perçue comme une danse de sauvage. A partir de là, Jacques Marchal a opéré un retour sur le XVIIIème siècle en France. Nous en avons profité pour commander une tournée de bières.
France, 1740. Louis XV ne sait pas danser.
Quand la valse arrive, vers 1780, les danseurs sont surpris : la danse dominante est la danse de groupe. A part les danses populaires (et encore), les danses qui ont précédé la valse sont des danses de groupe où chacun est à sa place. Dans l’antiquité, c’est la danse sacrée. On est loin de la guerre froide, du twist et du jerk comme arme idéologique qui rendent fou les soviétiques.
Avant la valse, selon Jacques Marchal, la danse de groupe domine. Le menuet est une danse de groupe. Les places des danseurs sont fixes. Le ballet de cour c’est de la chorégraphie. Ça, Louis XV, nous le comprenons, ça le fatigue, disait Jacques Marchal. D’autre part, Louis XV est libertin. A l’époque la plupart des mariages sont arrangés, il n’y a pas de choix.
Le choix du partenaire viendra avec le marché, dit Jacques Marchal. Bref.
Louis XV est fiancé à 11 ans avec Marie-Anne Victoire d’Espagne qui n’a que trois ans. Il est roi à 12 ans. Mais il plaque sa fiancée de trois ans pour épouser Marie Leszczynska, 22 ans et lui 15. D’où un libertinage presque vital (qui aujourd’hui a moins de sens). La valse naît à la fin du XVIIIème siècle, vers 1780, peut-être pour s’opposer aux danses pratiquées en ligne, très formelles, chacun a sa place, à l’image de l’ordre social. Soudain le valseur circule dans la pièce. Vous imaginez ? dit Jacques Marchal.
– Et la chenille ? a demandé Barbara Hoffman.
– La chenille c’est autre chose… Il y a peut-être quelque chose de syndical dans la chenille. La valse est plutôt un moyen de transport, on va partout sur la piste. Vous n’avez pas oublié le médium comme moyen de communication et moyen de transport… Eh bien, avec la valse on va partout l’air de rien. Une préfiguration du libre échange.
Là, Laura Yun a demandé à Jacques Marchal si la java était libérale ? Et Jacques Marchal a répondu : C’est une autre histoire… Mais sexuellement, c’est aussi autre chose, la valse, en plus… sexuellement, oui… la femme se retrouve face à l’homme, il n’est plus à côté d’elle… une espèce de protoféminisme valseur… mais… bref, vous le devinez, la révolution française va accélérer la fin des danses de cour et la valse se propagera… facilitée par l’invention de la chaussure en cuir, qui permettra de glisser sur le parquet… là, il y a une attaque en règle, non pas contre la chaussure mais contre la valse. Bizarrement la valse sera le symbole de l’immobilisme politique… Talleyrand : « Le congré valse mais n’avance pas ». On associera, la valse à l’uniforme.
Nous, on se demandait : Où est Marshall McLuhan là dedans ?
Et Jacques Marchal a répondu : Marshall Mc Luhan ? Mais il est dans le twist… il a dansé le twist… Si la valse fait scandale (danse de sauvage, l’homme et la femme l’un contre l’autre), le twist choque le valseur. Il est rare de voir un valseur twister sans amertume. Le twist est un moyen d’expression individuelle, d’introspection pré-hippie.
Nous, on a encore dit : Mais où est Marshall McLuhan là-dedans ?
– Eh bien Marshall McLuhan est à sa place. C’est son genre de réflexions, quand il compare les médiums, le chaud et le froid. Vous vous souvenez des deux axes de la pensée de Marshall McLuhan : les extensions de l’homme et les analogies-comparaisons entre les productions techniques… C’est exactement Marshall McLuhan… Valse et twist, mécanique, uniforme, jazz, hot… Vous savez ce qu’il dira du twist : c’est le genre de truc, le twist, on peut penser ce que l’on veut, mais c’est un coup contre les communistes.
Pour parler le Marshall McLuhan il ne s’agit pas de répéter ses mots mais d’essayer de penser le monde et ses productions en langage McLuhan, a dit Jacques Marchal.
Mais jusqu’où ira-t-il ce Marshall McLuhan ?

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L’homme du renseignement et le marin éternel

Marcel Cordeau habite à côté du parc Bellagio dans le même immeuble que René Frantic, là où la majorité des appartements ont été murés. Après sa journée de bureau et son sandwich de midi, il rentre chez lui chaque soir pour s’installer le plus confortablement possible devant sa grande télévision devant laquelle il déguste le plus souvent une pizza ou un plat surgelé. Il regarde les programmes sans une grande attention sauf quand il y a un pic d’alerte rouge (en général un documentaire, reportage, enquête à sensations) et que plusieurs personnes en ont parlé au bureau. Il suit les émissions et les films avec une attention flottante, repassant dans sa tête, presque au ralenti, de grands moments de sa vie qui n’intéressent personne d’autre que lui mais deviennent à ses yeux, malgré l’indifférence générale, de plus en plus légendaires.
Marcel Cordeau est un employé de bureau depuis des années. Il est méthodique et lent au point qu’on l’a surnommé le diésel. Il est obsédé par le contrôle, surtout pendant son travail, control freak a dit la doctoresse de la médecine du travail municipal qui l’a un jour rencontré pour un bilan. Il est normal à mort.
Il est si normal et banal qu’il arrive même à oublier qu’il travaille pour l’Agence, le service de renseignements de la municipalité (service mis en cause à plusieurs reprises pour ses écoutes, d’où la polémique récurrente sur le sens des mots entendre et écouter).
Un des sujets favoris de Marcel Cordeau est de repenser à son frère Joseph Cordeau, un garçon sans attache, tout le contraire de lui qui n’a jamais bougé de l’immeuble où il est né et dont la majorité des portes, étage par étage, sont fermées définitivement.
Le frère de Marcel, Joseph Cordeau, navigue partout dans le monde, en écoutant beaucoup le groupe Société Bloquée et en lisant chaque année, durant ses longs voyages, des dizaines de romans dont il préfère ne pas parler quand son frère l’interroge (l’air de rien Marcel Cordeau est un as de l’interrogation et de l’écoute).
Joseph Cordeau se sent au mieux loin de son pays, surtout dans les bars de marins, ou ce qu’il en reste. Quand il débarque à nouveau dans Notre Ville il vient dormir chez Marcel Cordeau son frère (dont il ignore le rôle dans les services de renseignements, il le pense gratte-papier (bien qu’il n’y ait plus de papier)), dans l’appartement de leurs parents maintenant tous les deux enterrés au cimetière Entrée Définitive.
A part son frère Marcel, l’autre personne qu’il aime voir à chaque retour est Olivia Comment, celle qui étudie les mots perdus sur le bout de la langue et qui affine sa théorie des mots qui ne sont pas perdus pour tout le monde. Ils se sont rencontrés lors d’une série de conférences sur les fonctions secrètes du langage (ils avaient sympathisé sur l’étude de la formule « Ça se comprend »).
Très lié à son bureau, Marcel Cordeau se demande comment son frère Joseph arrive à supporter une vie sans attache, comment il arrive à être toujours sur le départ, sans jamais s’installer.
– Ce n’est pas apaisant. C’est un peu énorme. C’est une occasion de penser.
Joseph Cordeau (marin éternel) a toujours été à part, un peu marginal, renfermé, rêvant de larguer les amarres (son expression) dès le lycée.
En dehors des bateaux où il sait faire équipe quand il le faut, dès qu’il est à terre il ne voit plus personne de l’équipage et il aime bien rester seul. Il travaille à bord de porte-containers souvent pendant neuf mois.
Pendant neuf mois il vit dans le bruit permanent du bateau, dans le mouvement aussi, quelquefois dans la tempête. Les haltes sont de plus en plus courtes, parfois seulement quelques heures.
Quand il est au repos en ville, durant deux ou trois semaines, il fréquente le Pico Pico tous les jours. Parfois le Karaoké bleu. Une fois il y a entendu un concert des Pom Pom girls désinhibées qui ont mis le feu à la salle en chantant leur tube Inceste, viol et barbecue.
L’été il va aussi à la plage, il aime le sable artificiel, et regarde au loin les supertankers et les porte-containers. En général il choisit la plage Evolution des espèces.
Durant chaque séjour il revoit au moins une fois le film Les trois jours du condor. Dans ce film, Robert Redford est chargé de lire des romans pour le compte de la CIA, agence d’information américaine qui espère beaucoup de la littérature romanesque. La CIA attend de lui qu’il trouve des pistes, des renseignements, des informations utiles à la sécurité du pays dans les romans : cette idée fascine Joseph Cordeau au point qu’il a commencé de lire des romans dans cet esprit, à la recherche de messages et il a été déçu d’entendre son frère Marcel lui dire qu’il n’aimait pas trop l’espionnage.
De son côté Joseph Cordeau a voulu écrire aussi un roman et s’est pris de plaisir pour la répétition.
C’est cette recherche sur le langage et la répétition qui le lie à Olivia Comment qui étudie de façon improbable les mots perdus sur le bout de la langue.
Au sujet de la répétition qu’il adore, Joseph Cordeau a dit à Marcel Cordeau : « Si tu répètes trop, de façon presque maladive, tout devient étrange. C’est comme ça que j’adore les films de Martin Arnold et les poèmes de Ghérasim Luca…

… Si tu n’as pas peur de répéter encore et encore, tu découvres des failles, d’autres mondes. C’est aussi étrange que toi dans ta maison. Déjà si tu n’as pas peur, le monde te paraît si différent. Tu ne devrais pas rester autant devant la télé, c’est un signe d’anxiété.»
Marcel Cordeau a répondu : Parce que tu crois que je ne le savais pas ? Que je ne me doutais de rien et que j’étais à ce point stupide et ignorant des dangers ? As-tu seulement terminé d’écrire Mais dans quel monde je suis ?
Joseph Cordeau n’a rien répondu et il est sorti du Pico Pico. Il a revu Olivia Comment.

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Danaïdes caritatives

Il y a maintenant dans notre ville, comme dans beaucoup d’autres villes et pays partout dans le monde, des camions pour distribuer gratuitement de la soupe le soir et un petit-déjeuner le matin. Ces engins n’ont rien à voir avec les camions snacks. Ils ont de la soupe le soir et un petit-déjeuner le matin. C’est offert. Selon le camion, c’est servi par des professionnels ou par des bénévoles de tous les âges, toutes les confessions.
Cela semble dater du XXème siècle. Certains spécialistes du repas distribué affirment que cela n’a jamais cessé, depuis le Moyen-Âge. Même s’il n’y avait pas de camion.
Dans Notre Ville, un des points de distribution de la soupe se trouve près d’une grande fontaine, sous les yeux d’une centaine de clients d’une terrasse de café. Dans des gobelets en carton les membres d’une association caritative servent de la soupe chaude à des sans logis qui sont chaque année un peu plus nombreux et un peu plus jeunes.
Par l’ironie du sort et de la décoration urbaine, la sculpture au centre de la fontaine près de laquelle est servie la soupe aux indigents (ceux qui ne possèdent aucune clé) représente les Danaïdes et leur tonneau.
D’après Jean Marchal, qui nous explique, c’est une triste histoire sociale. Bélos a trois fils : Danaos, Egyptos et Céphée (Famille ? Relations compliquées avec sa fille Andromède). Danaos a cinquante filles et Egyptos cinquante fils. L’entente n’est pas fameuse entre les deux frères, Danaos s’en va avec ses cinquante filles en Egypte. Egyptos furieux envoie ses cinquante fils pour tuer Danaos mais celui-ci, pour échapper à la mort, leur offre en mariage ses cinquante filles, fournissant en douce à chacune un couteau (ou une épingle à cheveux selon les versions) pour liquider son conjoint cousin. Ce qu’elles s’empressent d’exécuter. Toutes les filles tuent leurs maris cousins (fils de l’oncle Egyptos), sauf une, Hypermnestre, qui ne tue pas Lyncée (différentes versions sur ses raisons de ne pas le tuer). Quarante neuf morts, un survivant. Pas mal de péripéties ensuite jusqu’à ce que le survivant, Lyncée, revienne et tue ses quarante neuf cousines belles-sœurs et son oncle, leur père. Elles sont envoyées alors en enfer (Tartare) et condamnées sur place à remplir des tonneaux percées (selon les témoignages il s’agirait de jarres).
Ce n’était pas de la soupe. C’était de l’eau.
Le tonneau des Danaïdes, poursuit Jacques Marchal, est une expression courante qui signifie accomplir une tâche absurde et sans fin. Elle n’est pas à confondre, toujours selon Jacques Marchal, avec la punition du fils d’Eole (Eole, marin maître des vents (astucieux, il enfermait les vents dans une grotte)), Sisyphe (réputé voleur et insolent), bien qu’il fut condamné au même endroit et, aussi, à une tâche sans fin : pousser éternellement jusqu’en haut d’une colline un rocher qui redescend chaque fois au moment d’atteindre le sommet. Le seul point commun semble être la nature des châtiments (travail sans intérêt ni fin).
Certains professeurs de l’école supérieure de commerce de Notre Ville, toujours heureux et friands d’exemples frappants et mythiques, traduisent l’expression tonneau des Danaïdes par : investissement sans espoir de retour sur investissement (RSI ou ROI, Return On Investment), soit : mauvaise affaire. Par exemple : « Cette start-up en projet de marketing digital mobile est un tonneau des Danaïdes. »

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Fort de dire NOUS

« Ne soyez plus élitistes, n’envoyez plus vos enfants à l’école. »
Depuis quelques temps les slogans envahissent la ville, nous envahissent.
Au sujet du Nous, d’ailleurs, il y aurait beaucoup à dire.
Depuis quelques temps aussi c’est la nouvelle lubie dans certaines maisons. Ça vous attrape, ça vous tient. La première personne du pluriel. Nous. Penser et dire Nous.
On le trouve dans le Monologue du nous de Bernard Noël chez POL aussi bien que dans La vie comme au théâtre de Florence Delay chez Gallimard (« Moi c’est le bonheur de la première personne que je cherche. Un goût venu du lycée que ce nous qui exclut la famille, qui bouge au gré des classes, des années, et se matérialise quand nous, les quatrièmes par exemple, investissons le plateau de la salle noble pour jouer Les Fourberies de Scapin. P31)
Dans Notre Ville tout a commencé assez simplement. Comme un jeu, presque un tic, un toc. Le nous s’est infiltré. Peut-être à cause de la crise ? Chez nous au Pico Pico, au Karaoké bleu, chez les marcheurs de nuit. On disait nous. Nous disions nous.
Tous les jours, on s’y adonnait sans s’en rendre compte.
Nous, au Pico Pico, qui ne regardons pas trop la réalité en face de peur de nous désespérer… Nous qui nous asseyons sans façon dans les salles des sous-sols, sur huit niveaux, du peut-être plus grand bar du monde… Nous qui sommes sans agilité stratégique.
Nous, au Karaoké bleu, qui essayons d’être encore plus nous, nous qui chantons et rions et pleurons…
Nous les admirateurs…
Nous, les marcheurs de nuit, les pathologies galopantes du Parc Bellagio
Nous, les frustrés, les déçus, qui allons à la plage Evolution des espèces vivantes et nageons jusqu’à perdre nos idées pour ensuite marcher comme des insomniaques sur le sable, nous qui n’avons pas les plus beaux corps de la région et ne sommes pas rassurés de voir la falaise aux parapluies retournés où viennent de jeunes gens avec sous le manteau Le suicide pour les Nuls
Nous qui nageons dans la baie aux affaires classées et froides, qui nous laissons aller…
Nous les fantômes, les zombies qui déchiffrons ce qu’il y a d’écrit sur les murs en essayant de comprendre ce qui se passe…
Nous, qui nous étonnons de lire de plus en plus souvent sur des morceaux de papiers collés à la hâte sur les murs : Ça a commencé (it has begun)… comme si l’on voulait nous prévenir… mais de quoi ?
Nous les historiens sauvages, chroniqueurs amateurs, archivistes de quartier, analystes bénévoles, documentaristes ordinaires, correspondants locaux de journaux improbables, à traîner par monts et par vaux, surtout par vaux, par ruelles et boulevards, prêts à être oubliés…
Nous, qui nous arrêtons dans une des salles du Pico Pico où se trouve projetée la chorale d’anciens mineurs anglais qui chantent les bruits de la mine… dans le film de Mikhail Karikis et Uriel Orlow… Sounds from beneath (Sons d’en dessous)…

Faudrait-il alors créer la Nostrifiction ? La Notrefiction ?

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L’argent rend pauvre

Tous les jours, au Pico Pico, dans certaines salles sont organisées, comme vous le savez sûrement, des discussions publiques très fréquentées et commentées. Composée d’une masse de clients friands et gourmands d’altercations, serrés les uns contre les autres, accrochés, certains salivant, une foule nombreuse vient suivre les polémiques proposées par une multitude d’associations expertes en débats contradictoires. Certains clients se tiennent même debout tout autour de la salle. Selon les éclairages ces ombres sont impressionnantes.
La plupart des visiteurs adorent discuter longtemps et parfois sans fin et une grande majorité de débats se prolongent bien après les interventions.
Il y a des pervers.
Dès qu’il y a une mise en scène, il y a des pervers.
Récemment, le débat « L’argent rend pauvre », si espéré, si bien soutenu aussi (l’argent devenant le sang des vies humaines), a été l’occasion d’accrochages qui font le succès des échanges, plus tard repris sur la toile, étirés, développés, commentés, en particulier sur les sites à clashs où ils sont aussi interprétés, discutés en détails, sur des forums infestés de trolls et d’experts redoutables et vicieux, si bien que les modérateurs ont dû sévir à de nombreuses reprises et que la plupart ont été débordés par le flux insensé de boue et d’injures qui transforment parfois l’écran en Maxima Cloaca
L’argent rend pauvre est une vieille expression mais elle n’a pas vieilli.
Ce soir-là, les clients du Pico Pico ont entendu que l’expression l’argent rend pauvre pouvait être attribué à Emile Zola, Yona Friedman, Marc-Aurèle, Marcel L’Herbier, Gandhi, Rousseau, Tacite, Mme Tout le monde, Balzac, Georg Simmel, Elias Canetti, Marx, Flash Gordon, Josette Eternelle, Marshall McLuhan et le nuage de noms a été si puissant, si doux, si attirant que tous les clients de la salle se sont perdus dans un brouillard magnifiquement mystérieux où flottaient des syllabes, des lettres, des mots provenant de plusieurs siècles terriens et laissant les spectateurs les plus sensibles, les plus émotifs, les plus délicats, bouche bée.

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La bonne humeur française

Par sa politique d’atmosphère et de gaieté collective, la chaîne de restaurants La Bonne Humeur Française résiste à la concurrence des camions snacks qui envahissent la ville depuis des mois et risquent, par leurs conflits, leurs guerres (Qui a oublié la guerre des saucisses et ses sanglants règlements de compte ?), de casser l’ambiance des fêtes estivales et conduire la ville dans le gouffre du désert touristique.
Toute la politique de la chaîne de restaurants La Bonne Humeur Française consiste à retenir sa clientèle grâce à son ambiance et à son chœur de serveuses et garçons de café, un chœur unique qui sait émouvoir autant qu’amuser.
La salle du Pico Pico où la brasserie La Bonne Humeur Française est installée n’échappe pas à la règle et il est souvent difficile de trouver de la place sans avoir réservé une table, une table que l’on partage souvent tellement il y a de monde pour profiter de la bonne humeur.
La plupart des restaurants La Bonne Humeur Française sont des restaurants franchisés et ils bénéficient des services, de l’aide morale, des plaisanteries et du nom de La Bonne Humeur Française. Toutes les chansons y sont des produits équilibrés et réalisées, mises au point, parfaites, dans les studios-cuisines du restaurant par des chefs (cuisine et orchestre).
D’après les experts en atmosphère joyeuse et gaieté collective, en particulier l’association des chauffeurs de salle et la guilde des ambianceurs, de tous ceux qui ont analysé, noté et comparé des restaurants qui, grâce à une simple et efficace irrigation culturelle, veulent offrir à leur clientèle beaucoup plus que de la nourriture, la brasserie La Bonne Humeur Française (installée au Pico Pico) surpasse son offre grâce à son légendaire chœur de serveuses et garçons de café que l’on vient écouter du monde entier. Elle est à son meilleur niveau depuis une décennie et toujours étoilé par le guide des distractions indispensables. Autant par la qualité des chansons que par les qualités d’interprétation.
A les voir chanter entre les choucroutes, les andouillettes et les pot-au-feu, on oublie qu’ils travaillent.
Même les employés de Plus Blanche La Neige (société de nettoyage), pourtant bien connus pour siffler avec entrain en travaillant, n’ont pas cet enthousiasme.

« Le travail dans le joie », a titré l’Etoile du Matin : un management où jamais, malgré les réactions de l’association (rabat-joie) de défense des animaux au travail, l’expression Happiness is a warm gun (la joie est un pistolet chaud, un développement personnel à répéter chaque jour) n’a été aussi méritée.

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Ethnocentrisme au Pico Pico

Achour d’Oran et Bakri d’Oran, deux musiciens, sont allés suivre le débat sur l’ethnocentrisme, intitulé : Voir le monde avec la pensée dominante de sa communauté d’origine.
Ce débat a été organisé au Pico Pico dans une des salles dédiées aux rencontres internationales. Jamais, en plus de deux mille ans, dans Notre Ville, les rencontres et les débats n’ont été si souvent prévus, organisés, au point que des bâtiments entiers sont remplis de salles de débats vides et que des dizaines de médiateurs professionnels et bénévoles, souvent employés par la municipalité, arpentent les rues pour avertir les citoyens, les informer et les inviter à rejoindre les conférences, tables rondes, forums, rendez-vous de la parole publique, speed dating (rencontres rapides) scientifiques (avec des chercheurs), rencontres multi-facettes, réunions officielles.
Avant que ne débute la discussion sur l’ethnocentrisme sont projetés plusieurs extraits de films, sur les conditions de la démocratie et, entre autres, la projection d’une émission de télévision avec le poète syrien Ali Ahmad Saïd Esber, dit Adonis. Il s’agit d’un entretien diffusé en 2006.
Achour d’Oran et Bakri d’Oran n’en reviennent pas. « 2006 ! Tu te rends compte, 2006 ! 11 mars 2006 ! »
Nous les entendons clairement répéter : « 2006 ! Tu te rends compte, 2006 ! Tu avais dix ans ! »

Après la projection, il y a eu comme un grand silence dans cette salle dédiée aux débats et rencontres, en général plus houleuse que silencieuse, parfois bouleversée.
Ce n’était pas du calme ni du repos mais un silence très clair, très audible.
Une gêne. Un désert.
Un embarras qui n’avait besoin d’aucun mot.

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Atelier d’écriture murale

Les formateurs, les intervenants en formation à l’Explorateur Club surtout, ont toujours insisté, répété, même à ceux qui ne voulaient pas l’entendre, que le fait de s’exprimer, d’écrire, de peindre, de dessiner, était nécessaire à l’être humain (et même à l’animal), quelle que soit sa profession, son passé, son avenir. En gros, ils soutenaient qu’il fallait s’exprimer. Selon eux, pour mieux se connaître, il est important d’essayer de révéler sa part d’inconnu.
La thèse est controversée. Nous y reviendrons.
D’autre part, à l’Explorateur Club, ça nous paraissait toujours un peu gnangnan.
D’autres formateurs ont ajouté qu’il n’y avait pas que l’expression qui comptait, mais c’est une autre histoire.
A l’Explorateur Club, nous sommes plusieurs à nous souvenir, en particulier, de l’animatrice de l’atelier d’écriture murale. Elle a donné des exemples en faveur de l’écriture murale mais aussi des exemples contre.
Mise en garde d'apéritif
Après avoir montré la photographie Non au gaz de chips ! elle ajoutait :
– Vous avez compris qu’avec un atelier d’écriture murale, vous irez plus loin que ça, plus loin que cette facétie d’apéritif. Vous irez beaucoup plus loin et découvrirez des territoires inconnus. Dans votre langue mais aussi en anglais. C’est la raison pour laquelle vous suivez un atelier d’écriture. Historien sauvage ou pas.
Voilà maintenant un exemple réussi, combinant la liste et la répétition.
I fucking hate expensive cheese (Putain je déteste les fromages hors de prix)
I fucking hate self-therapy books (Putain je déteste les livres d’auto-thérapie)
I fucking hate scooters (Putain je déteste les scooters)
I fucking hate nice cops (Putain je déteste les flics aimables)
I fucking hate people who listen to hip-hop in their free time (Putain je déteste les gens qui écoutent du hip-hop pendant leur temps libre)
I fucking hate poetic photographers (Putain je déteste les photographes poètes)
I fucking hate midlife crisis (Putain je déteste la crise de la quarantaine)
I fucking hate stuck-up bank clerks (Putain je déteste les employés de banque prétentieux)
I fucking hate pasta all by myself (Putain je déteste manger des pâtes tout seul)
I fucking hate creative children (Putain je déteste les enfants créatifs)
écriture murale atelier
Elle ajoutait : « Appréciez le travail d’écriture maintenant. Remarquez comme tout est lisible. Et quel bel exemple de calligraphie. Ça mérite le label Moment fort. »
Il y a aussi, en concurrence, de nombreux autres ateliers dont un atelier d’écriture municipal spécialisé dans l’écriture de récits susceptibles de favoriser le vivre ensemble. Mais ceci est aussi une autre histoire.
Dois-je leur envoyer votre proposition : I fucking hate le vivre ensemble ?

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Devenir un homme à l’école de commerce.

Lors d’une rencontre au Pico Pico dans la salle Réfléchir, associer, trouver, un élève de l’école de commerce m’explique la sérendipité.
Quand vous avez dix huit ans et que, dans votre école de commerce, on vous persuade que les bonnes idées pour résoudre un problème, (les bonnes idées au sens de celles qui vont vous rendre plus inventif, vous permettre de sortir du lot, comme on vous le souhaite depuis le début, depuis l’école primaire, comme on vous y encourage de sortir du lot, de vous distinguer, de faire la différence) ces bonnes idées se trouvent souvent à côté du problème, vous répondez alors de façon disciplinée et attentive : Pourquoi pas ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi pas chercher les solutions à côté du problème ?
Pourquoi pas, comme dit votre professeur de l’école de commerce, qui vous forme et que vous écoutez, pourquoi pas un peu de sérendipité dans la créativité et le management ?
Même si vous ne comprenez pas trop, sur le moment, ce que cela veut dire sérendipité ou serendipity (découverte inattendue).
A force, on vous le répète et ça finit par entrer dans votre tête : Souvent la solution n’est pas dans le problème mais à côté du problème, là où vous ne l’attendez pas. Il faut regarder ailleurs, à côté, ne pas se braquer.
Longtemps on vous a prévenu qu’il ne fallait pas être hors sujet. Là, au contraire. La solution est la plupart du temps hors du sujet. Vous devez vous exercer à penser ainsi, à côté du sujet. C’est très créatif, vous verrez.
Mais vous ne comprenez toujours pas ce que cela veut dire.
Alors, on vous explique.
Vous avez besoin d’exemples ?
(Comme vous vous sentez un peu bête ce matin.)
Alors, on vous donne des exemples.
Les exemples, c’est plus vivant, non ?
Les êtres humains apprennent mieux avec des exemples, des paraboles, des images (et par exemple l’homme soi-disant Jésus-Christ Junior le sait parfaitement que l’on apprend mieux avec des images fortes).
Bref, pour la sérendipité, on vous explique par exemple l’histoire des deux amis qui se promènent en Afrique, disons Georges Berger et Gilbert Durand. Ce sont des cadres. Des cadres comme vous le serez un jour (Vous avez dix-huit ans…). Peut-être même supérieur, oui, peut-être même un cadre supérieur et pas seulement moyen.
Donc, Georges et Gilbert, ces cadres, se promènent en Afrique (ils payent cher pour marcher à pied pendant leurs vacances ce qui ne laisse d’étonner certains Africains qui n’ont pas encore compris l’importance de la marche à pied pour la santé puisqu’eux-mêmes marchent beaucoup et dépassent rarement les cinquante ans). Bref Georges et Gilbert marchent à pied, pour deux cent vingt cinq euros par jour, ils peuvent aussi marcher seuls en totale aventure. Pour se reposer de leur marche, ils se sont arrêtés à l’ombre d’un grand arbre. Ils transpirent.
Gilbert et Georges ont retiré leurs chaussures et ils ont parlé du monde, comme ils le font d’habitude, comme de vieux amis.
Soudain, c’est là que commence l’histoire. A moins de cent mètres, ils aperçoivent un lion.
Le premier, disons Gilbert Durand, est pétrifié, comme on doit souvent se pétrifier face à un lion ou un tigre ou un aileron de requin pas loin de vous.
Pendant ce temps, l’autre, Georges Berger, prend ses chaussures qu’il a posées à côté de lui et commence d’en enfiler une.
Gilbert Durand murmure à son ami : Je te signale, Georges, qu’un lion peut courir à soixante et dix kilomètres heure et que l’homme n’atteint jamais cette vitesse.
Mais Georges Berger continue d’attacher ses chaussures en silence.
La nature est maintenant silencieuse.
Tout entière à observer le lion et les deux hommes.
Il se passe quelques secondes avant que Gilbert Durand un peu plus tendu ajoute : Je te dis que ça ne sert à rien de courir. Un lion court à soixante et dix kilomètres heure. Au minimum.
Maintenant, Georges Berger a terminé d’attacher ses chaussures. Il se lève et il dit à son ami : Qui te dit que je veux courir plus vite que le lion ?

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Jésus-Christ Junior, Kiss et le senior Coconut

Il y a des jours où Jean-Claude Cristiani, l’homme soi-disant Jésus Christ Junior, en a marre d’être Jésus Christ Junior. Comme tout le monde, probablement, en aurait assez, de porter sur ses épaules autant de responsabilité.
Il y a des jours où Jean-Claude (Il aime la simplicité : Appelez-moi Jean-Claude, s’il vous plaît), l’homme soi-disant Jésus Christ Junior, voudrait faire autre chose de ses jours et de ses nuits.
Il a tellement rêvé de sa résurrection. De sa montée au ciel, bras tendus, poings fermés, héroïque, il y a un tel manque de héros mondiaux.
Il a tellement fantasmé aussi de se mettre en scène, rêvé de La Ricotta, le film de Pasolini sur la Passion du Christ dans une banlieue, entre les immeubles et les terrains vagues, sortant de la caravane des acteurs en répétant :
Io sono una forza del Passato. (Je suis une force du Passé)
Solo nella tradizione è il mio amore. (Tout mon amour va à la tradition)
Vengo dai ruderi, dalle chiese, (Je viens des ruines, des églises,)
 

dalle pale d’altare, dai borghi
abbandonati sugli Appennini o le Prealpi, (des retables d’autel, des villages
 oubliés des Apennins et des Préalpes)
dove sono vissuti i fratelli. (où mes frères ont vécu)
Giro per la Tuscolana come un pazzo, (J’erre sur la Tuscolana comme un fou)
per l’Appia come un cane senza padrone. (
sur l’Appia comme un chien sans maître)
O guardo i crepuscoli, le mattine
su Roma, sulla Ciociaria, sul mondo, (Ou je regarde les crépuscules, les matins 
sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde)
come i primi atti della Dopostoria, (comme les premiers actes de la Posthistoire,)
cui io assisto, per privilegio d’anagrafe, (auxquels j’assiste par privilège d’état civil)
dall’orlo estremo di qualche età
sepolta. Mostruoso è chi è nato
dalle viscere di una donna morta,
(du bord extrême de quelque époque
 ensevelie. Il est monstrueux celui
 qui est né des entrailles d’une femme morte.)

E io, feto adulto, mi aggiro (Et moi je rôde, fœtus adulte)
più moderno di ogni moderno (plus moderne que n’importe quel moderne)
a cercare fratelli che non sono più.
(
pour chercher des frères qui ne sont plus.)
(traduction d’Olivier Favier)

Mais maintenant, dans l’état d’esprit où il est, Jean-Claude Cristiani, l’homme soi-disant Jésus Christ Junior, abandonnerait volontiers la bande qui le suit partout dans les cités. Il traînerait seul. Il regarderait l’horizon sur la jetée spleen. Il marcherait sur l’eau au bord de la plage Evolution de l’espèce.
Il y a des jours où l’homme soi-disant Jésus Christ Junior se décourage.
Il a eu pourtant tellement de succès quand il dansait avec sa bande le Kiss de Senor Coconut, quand il chantait, à sa façon, avec son accent, tu n’as pas besoin d’être belle ni beau pour me bouleverser.
Tous les fidèles dansaient avec lui.
Il a commencé au Karaoké Bleu. C’était quelque chose, cette routine chachacha. La tunique blanche, les cheveux longs, les sandales. Jean-Claude avec son léger embonpoint, ses poignées d’amour et sa bande dansante, tous filmés par les téléphones. Même le groupe des Pom Pom Girls désinhibées et leurs fans filmaient Jean-Claude et sa bande, dansant et chantant :
U don’t have to be beautiful to turn me on
(Tu n’as pas besoin d’être une beauté pour me séduire.)
Et puis il est parti prêcher. A pied, sans scooter, démuni.
Jusque dans les salles les plus profondes du Pico Pico, jusqu’au huitième sous-sol et plus il s’enfonçait dans les sous-sols, plus il avait le sentiment de s’aventurer dans le monde qui serait celui de demain, à la fois effrayant et captivant, se promettant à chaque fois de ne plus utiliser de musique aussi diabolique que le Kiss Coconut pour se faire entendre.

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L’épuisement du représentant.

Un soir, dans une salle du Pico Pico, René Frantic bouquiniste déçu a raconté comment il était devenu représentant d’une maison d’édition.
A l’époque de son engagement les maisons d’édition avaient toutes des représentants en chair et en os, des représentants dans la vraie vie.
A l’époque il y avait ce que l’on appelait des livres en papier dans les cartables des représentants. Ils sillonnaient le pays avec des cartables lourds et n’arrivaient pas toujours frais dans les librairies. Aucun drone ne livrait, aucune application ne résumait les livres.
Quand René Frantic a raconté ça, le juke-box vintage diffusait L’amour à la plage et il ne manquait dans la salle que des momies.
Il s’est mis à fredonner, comme si l’air venait d’outre-tombe, Ce soir j’irai danser le Mambo au casino
Il m’a montré des photographies sur papier qu’il gardait avec lui, dans son portefeuille, en homme obsolète.
J’ai adoré la façon dont il m’a expliqué pourquoi il était devenu représentant.
Voilà l’histoire : Sans qu’il ait pu déterminer quels avaient été le rôle et la place de l’alcool dans sa famille, les seules fois et le seul endroit où, enfant, il a vu ses parents se sourire, c’était au restaurant. Depuis cette période-là, d’enfance mi étourdie mi maniaque, il a toujours associé les restaurants aux sourires de ses parents, sourires d’autant plus marquants qu’ils ne se produisaient que là.
Un jour, quand il s’est retrouvé représentant de commerce chaque semaine sur les routes, il a compris qu’il avait choisi cette profession probablement pour cette jubilation récurrente d’être au restaurant tous les midis, et souvent les soirs, pour répéter et savourer seul ce moment chaque jour, sans que personne ne s’en doute.
Ensuite, il ne s’est pas attardé sur sa deuxième période de chômage. Il a parlé de la ville à la fois désespérée et joueuse, entre l’abandon et le combat, la fantaisie et la déchéance.

Tout n'est pas dit du tout.

Tout n’est pas dit du tout.

Il venait de perdre son emploi pour l’association Amour de la langue française pour laquelle il était chargé de sauver des livres en bon état, de leur éviter le recyclage et de les envoyer dans des pays africains francophones. On lui avait reproché de n’envoyer que des livres désespérants. Il l’avait déjà raconté, il rabâchait un peu, à la façon de ceux qui ruminent et ne se souviennent pas trop de ce qu’ils ont dit et à qui.
La nuit, quelques mois plus tard, alors qu’il vendait des méthodes de développement personnel et des livres pratiques sur les aquariums, dans les hôtels de zone commerciale où il descendait, comme le faisaient aussi de nombreux ouvriers de chantier en déplacement qui s’entassaient dans de minuscules chambres durant des mois, comme il était souvent trop fatigué pour lire, avant de s’endormir il aimait à rêver qu’il mettait à l’écart de la machine broyeuse le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa et Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman, non sans ressentir sur son visage une profonde joie, le visage un peu rouge, bien au milieu de l’oreiller, dans son pyjama bien trop enfantin pour son âge, son pyjama couvert de petits crocodiles colorés et à la couleur légèrement passée.
Comment ne pas vous remercier de la phrase d’Hubert Lucot que vous m’avez envoyée :
« Le plaisir du présent se réfère au plaisir du passé. » (Je vais, je vis, p46, éditions POL)

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Conflit des camions snacks dans la ville ardente

Quand on regarde la mer, on ne peut s’empêcher de voir ces cargos échoués à droite et à gauche. Certains sont habités depuis des années par des squatteurs marins.
Ils sont plus rares mais il y a aussi des paquebots en rade. Ça fait la joie des familles venues se promener pour admirer le paysage.

croisière
Sur le rivage, surtout pendant la période des bains de mer et de la haute fréquentation touristique, une centaine de camions snacks côte à côte dessinent un ruban coloré le long de la mer : la progression professionnelle la plus forte de l’année.
Qui ne connaît pas un chômeur ou quelqu’un qui connaît ou a entendu parler d’un chômeur qui s’est lancé ou qui a essayé de se lancer dans le camion snack ? Qui n’a pas pensé un jour : « Mais d’où viennent tous ces camions snacks ? D’un autre monde ? »
Le classement des frites au patrimoine mondial n’a pas ralenti le mouvement.
L’agressivité des frites a payé.
A Bruxelles le lobby du jambon-beurre se bat pour faire modifier la législation.
En même temps, dès les premières diffusions du film Men in Black, des spécialistes du complot ont laissé entendre que les camions snacks abritaient parfois des extraterrestres. C’est exagéré. Toutefois, le court hommage à la série de films, les hommes en noir, diffusé sur les murs de la salle Films expérimentaux au Pico Pico, attire les regards.
Les hommes en noir.
Aux marcheurs de nuit aussi nous avons évoqué les extraterrestres et la guerre des camions snacks.
Depuis quelques années, avec des hauts et des bas, des explosions et des réconciliations, la guerre des camions snacks est presque permanente et incontrôlable. Les forces de l’ordre et les moteurs de recherche ont uni leurs forces.
D’après les spécialistes de la petite restauration mobile, cette rivalité continuera aussi longtemps que les camions snacks ne seront pas répartis à égalité entre les quartiers – ce qui est impossible à réaliser (et probablement peu souhaitable d’après les experts) – parce que personne ne veut se contenter d’une seule variété, personne ne veut dans ses rêves (ou dans le pire de ses cauchemars) se satisfaire de zones à nems et de zones à jambon-beurre ou à merguez, de zones à sushis et de zones à kébabs ou à currywurst (saucisse au curry), de zones à pizza ou à hot dog (chien chaud)… et tout le monde veut de la diversité, de l’altérité et de la différence (en matière de camion-snack).
Il ne suffit pas de délimiter les emplacements pour éviter la guerre des territoires. Vous me rappeliez à juste titre les batailles de ZAD (zones à défendre) entre pro friture et anti friture (proche du mouvement pour un avenir décarboné).
Comme le disait si bien une merguez favorable à l’esprit d’entreprise transnationale : « Celui qui compte sur les chaussures d’un mort marchera longtemps pieds nus. »
A quoi un kebab, pour défendre le pragmatisme, avait répondu : « Si vous entrez parmi les borgnes, fermez un œil. »
La sagesse est un petit plus qui fait toute la différence.

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Douce et triste

Les yeux de Laura Yun sont à peine bridés, à la façon d’un lointain souvenir au-delà des frontières. Dans sa lignée, elle compte une ancienne origine chinoise. Un de ses arrière-grands-pères était chinois mais elle n’en tire aucune supériorité énigmatique.
Laura Yun est une marcheuse de nuit, tenace, plutôt silencieuse, jamais frimeuse, fidèle du groupe thérapeutique des marcheurs de nuit où certains rêvent de s’inscrire pour sillonner la ville sans lumière naturelle (en général notre espèce s’allonge la nuit, comme attirée par une force indiscutable).
A part la marche de nuit, Laura Yun est une adepte de la vie à l’écart, loin de l’agitation, qui aime et pratique une vie assez frugale.
Elle vit dans la Tour d’ivoire, surnommée Tour solitude dans un reportage de l’Etoile du Matin. Elle occupe le studio 2820. Vingt-huitième étage. Elle adore ça, cette hauteur, cette vue, cette proximité du ciel. Le ciel est un immense poster changé plusieurs fois par jour.
Assise dans son studio 2820, sur la banquette face à la grande baie vitré, elle adore la vue sur les feux d’automobiles qui arrivent ou quittent la ville comme dans un film d’Heewon Lee qui, un jour, l’a fascinée.
HEEWONLEE
Un temps, près de la plage Evolution des espèces, elle a connu l’homme des plages qui aimait se faire photographier en compagnie d’inconnus et menait sa vie comme une longue performance. Cette longue performance consistait à apparaître sur des photographies de groupes qu’il ne connaissait pas et, preuve de son innocence, sans savoir ce que ces photographies devenaient.
Laura Yun gagne sa vie très simplement, en faisant la lecture à des morts et c’est un silence de grande qualité.
Le public est captif mais silencieux.
Financée par la mairie pour les défunts et leurs familles, ainsi que par l’association de lutte contre l’illettrisme dont le slogan espagnol leer hasta la muerte a été bien commenté sur les réseaux, Laura Yun est engagée régulièrement pour faire la lecture à des morts. Et elle, la lectrice ultime, se rend pour travailler avec un livre (parfois plusieurs) à la morgue, à l’hôpital ou chez des particuliers.
La lectrice d’outre-tombe (ainsi que la surnomme la déléguée à la lecture publique municipale et aux spectacles de rue) est inscrite au répertoire des nouvelles compétences et métiers émergents de la Chambre du Commerce et de l’industrie.
Quand je l’ai connue, aux marcheurs de nuit, elle adorait la vieille série Six feet under (une famille tient une entreprise de pompes funèbres) et déclarait n’être pas célibataire mais vivre conjugalement avec un téléphone intelligent (Sam).
Le plus souvent elle est assise sur un canapé face à la baie vitrée qui donne sur l’avenue à six-voies dont le trafic est à peu près permanent, nuit et jour.
Elle adore regarder le ruban des voitures en mouvement, le rouge des feux arrière et le blanc des feux avant.
Quand, lors d’une marche des marcheurs de nuit, Jacques Marchal a demandé à Laura Yun, la fille du studio (qui passait ses nuits à regarder la ville à travers sa baie vitrée au 28ème étage) de cesser de prendre un air irréel, elle a répondu qu’elle se moquait de la réalité et de l’histoire qu’elle pourrait avoir avec lui (même si le Marshall McLuhan fan club ne l’avait pas laissé insensible, mais qui est insensible au Marshall McLuhan fan club ?).
Comme Jacques Marchal insistait sur le récit qu’ils pourraient écrire ensemble, elle a sorti Sam de sa poche et (quelle coïncidence! elle aime le même livre que vous) lui a cité un extrait de Séjours à la campagne (trad. Patrick Charbonneau) de W.G Sebald : Walser et Gogol, devenus peu à peu incapables de concentrer leur attention sur l’action du roman, fixent tous deux leur regard de manière quasi obsessionnelle sur les créatures étrangement irréelles qui apparaissent à la périphérie de leur champ de vision, et sur la vie antérieure desquelles nous n’apprenons pas la moindre chose.
Puis elle a doucement remis Sam dans sa poche.
Nous, on avait envie de dire : Merci pour ce moment.

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Centre de remise en forme de la pensée

Bien que la distinction soit préférable, ce n’est pas mortel de confondre la salle de gymnastique mentale (cardio algébrique, vélo de la répartie, muscu de l’imagination, aérobiconcept, éloquence training, danse dogmatique, karatérhétorique, argumentsbuilding, punch cognitif…) et le centre de remise en forme de la pensée (des conseils pour une pensée de rêve, une semaine pour tout changer, raffermir son esprit, détox des idées confuses, détox des clichés, les bonnes résolutions pour une pensée en forme, des résolutions pour une pensée solide en seulement quinze minutes par jour, neuf idées qui vont vous faire aimer la pensée, apprendre à réfléchir devant la télé et en repassant, un plan pour raisonner sans se priver, se sculpter une intelligence surprenante pour affronter l’hiver…).
D’un autre côté la pensée est ravageuse.
L’extrait que vous m’avez envoyé, au sujet de Jean-Jacques Rousseau, m’a étonné : « A une époque où la bourgeoisie revendiquait son émancipation à grand renfort de philosophie et de littérature, personne n’a décelé aussi bien que Rousseau l’aspect pathologique de la pensée, lui qui pour sa part ne désirait rien tant que de pouvoir arrêter le mouvement des rouages dans sa tête. » ( W.G Sebald, Séjours à la campagne, traduit par Patrick Charbonneau, éditions Actes Sud, p59)
Mais est-ce que, sérieusement, je dois m’inscrire au centre de remise en forme de la pensée, comme le suggère Sanglier du groupe L’Explorateur Club ?
Avec leur publicité pour vanter la pensée dansante, empruntée à La Vierge Folle (1912) de Rik Wouters.

Pensée dansante

Pensée dansante

Sur ce coup, faut-il faire confiance à Sanglier ?
Sanglier qui, entre autres, est à l’origine de l’établissement destiné à des écrivains, musiciens et artistes, baptisé Je-vis-à-fond-l’instant-passé, résolution empruntée à l’autofictif d’Eric Chevillard.
N’ai-je pas un peu négligé la quête des sens ? N’ai-je pas trop de cellulite sur le concept ?
Comme ça doit être agréable d’avoir une pensée en forme.
Pour soi-même comme pour les amis.
Mais est-ce que ce n’est pas trop tard ?
Il paraît que tout se joue avant quarante ans.
Comme c’est difficile de faire le bon choix.
Le jogging mental, l’assouplissement cérébro-spinal, l’oxygénation psychique, le booster cognitif, il y a tant d’exercices qui sont proposés et mis à la disposition des membres. Tout ça juste à côté du Pico Pico.
Pourquoi attendre ?
Pourquoi remettre à plus tard ?
C’est tout de même mieux que les jeux de plage de l’évolution des espèces ou la jetée Spleen ou l’abus de Karaoké bleu.
Je retrouverais là-bas de petits exercices pratiques et simples. Je ferais du rameur de métaphores.
Comme chiffonner des papiers, les jeter par terre et chercher des formes.

Il y a tellement de choses à faire pour remettre en question ses idées.
Ô comme le monde est vaste.

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Mlle Piedtenu allonge Dark Vador

Sidérurgiste pendant dix ans en Lorraine, père de deux enfants, Marc Victor a été chômeur.
Puis divorcé.
A la façon d’un trapéziste contemporain, il est ensuite passé d’un emploi (branche) précaire à un autre jusqu’à venir s’installer dans Notre Ville pour faire le Dark Vador. Et cela, la plupart du temps, à l’occasion d’anniversaires d’enfants.
Il n’a plus jamais reparlé de sa période de sidérurgiste.
Durant ces deux ans au chômage il s’est répété qu’il devait changer, qu’il ne pouvait continuer ainsi à se lamenter.
La grande mode comportementale des conseillers à l’emploi et des relouqueurs consistait à répéter partout : Si tu ne peux changer le monde, c’est toi qui dois changer.
Alors il commence de changer.
Il commence par oublier.
Il efface.
Il fait des je me souviens à l’envers, avec une gomme.
J’oublie l’envie de dévorer n’importe quoi après la piscine scolaire et les soldats dans les forêts enneigées entre Strasbourg et Nancy. J’oublie les premières cigarettes qui faisaient tousser et l’angoisse du dimanche soir. J’oublie le premier joint et les Pink Floyd. J’oublie les cassettes VHS. J’oublie la peur d’être rembarré quand arrivaient les slows pour le bal du quatorze juillet de Peuple et Culture.
Il jette.
Il met à la poubelle.
Il oublie son père militaire. Il oublie son grand-père ouvrier évoquant La Providence de Réhon. La providence.

La Providence de Rhénon

La Providence de Rhénon

Il oublie son grand-père ouvrier qui lui récitait par cœur des pages entières comme :
« Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu’à travailler. (…) Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui tienne debout. C’est par exemple pour cela que je dis qu’un libre-penseur de ce temps-là était plus chrétien qu’un dévot de nos jours. Parce qu’un dévot de nos jours est forcément un bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois. (…) J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales. (…) Un ouvrier de ce temps-là ne savait pas ce que c’est que quémander. C’est la bourgeoisie qui quémande. C’est la bourgeoisie qui, les faisant bourgeois, leur a appris à quémander. »
(Charles Peguy. L’argent.)
Il oublie le grand-père ouvrier et le père militaire. Il ne veut plus en entendre parler. Il a envie d’écrire une liste de Je n’aime plus.
Il n’y croit plus.
Il est ailleurs. Comme égaré.
Il ne sera plus métallo, c’est fini. Toute cette vie là est finie.
Il ne sera plus ouvrier. C’est du passé. Il n’existe plus.
Il ne veut plus en entendre parler. Plus personne ne veut l’être, ouvrier. Il y en a encore combien d’enfants à vouloir l’être, ouvrier ?
(Je n’ai rien su lui répondre quand il m’a dit ça).
Combien de centaines de milliers d’élèves, s’ils avaient de mauvais résultats, ont été menacés, angoissés, affolés, stigmatisés, de finir comme ouvriers, terrifiés d’être des manuels, d’être orientés vers une filière technique, de finir en technique?
Combien ?
(Et je n’ai encore rien su lui répondre quand il m’a dit ça, aussi)
(Comme je suis sec parfois)

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Pilon

Il a connu le rock’n roll, les cartables lourds et la télévision en noir et blanc.
Il a vu arriver les valises à roulettes en même temps que le string équitable. Il n’en a tiré aucune conclusion, contrairement à Jacques Marchal et aux membres du Marshall McLuhan fan club si attentifs à la prolifération des médiums.
Par-dessus tout, les livres lui ont sauvé la vie. Il se serait tué sinon.
A quinze kilomètres de la décharge publique, par la voie express, il a travaillé des années au centre de recyclage du papier, le CREPA. Un endroit sympathique, avec son comité d’entreprise dans l’algeco, sa machine à café qui donne sur le rond-point et sa sculpture fleurie (une étoile), ses affiches syndicales en poster, entre la déchetterie et le cimetière de voitures.
Comment regarder encore aujourd’hui un cimetière de voiture sans penser à cette mère, émotive et calme, qui avait vu la classe moyenne s’offrir les premières automobiles, disant, en désignant ces carcasses de ferraille, de sa voix douce où se mêlaient le regret autant que le plaisir :
– Ah ! Ces voitures qui ont tant fait plaisir.
Quand à René Frantic, bien qu’il ait plusieurs fois apprécié le film Soleil vert (le soylent green est un aliment fabriqué à partir des cadavres d’euthanasiés), il ne s’est pas vraiment habitué au nouveau monde. Et bien qu’il ait trouvé pathétiques certains passages du film il l’avait revu plusieurs fois, à la façon de ces fruits interdits, trop doux, trop sucrés, de ces fruits qu’il faudrait éviter mais que l’on ne peut s’empêcher de savourer, avec une espèce de joie maligne.

Il avait beau savoir qu’un jour, forcément, il n’y aurait plus de mémoire, plus d’encre. Peut-être plus de Chine… Il avait beau savoir que tout retenir, c’était ne tenir à rien, travailler au recyclage ne l’avait jamais enthousiasmé.
Un jour il n’avait pas supporté de voir le père Goriot partir se faire hacher alors que ce père était encore en forme.
Il était à deux doigts de démissionner quand, par chance, l’association Amour de la langue française lui avait proposé de sauver des livres en bon état, de leur éviter le recyclage et de les envoyer dans des pays africains francophones, au nom du partage.
Ce qu’il a commencé de faire en y mettant tout son cœur. Peut-être trop ?
Des pères Goriot il en a sauvés au dernier moment.
Grâce à lui, Eugénie Grandet déjà maltraitée par son père n’allait plus se faire déchiqueter pour finir sous la forme d’un carton d’emballage, de ces conditionnements qui permettent de transporter un des grands succès de la semaine : Le câlin de Bimbola.
Tous les livres qu’il aimait, sans hésiter, il les détournait vers l’Afrique, pensant donner un trésor ; aussi bien des ouvrages d’auteurs francophones que ceux d’auteurs traduits en français.
Longtemps il a cru sauver des livres.
Il se prenait un peu pour un sauveur. Il les protégeait du broyeur. Il a même écrit un soir dans son journal : « Aujourd’hui j’ai sauvé L’arrêt de mort de Maurice Blanchot, Le bonheur des tristes de Luc Dietrich et De l’inconvénient d’être né de Cioran. »
Sa dernière liste de rescapés comportait :
Barbey d’Aurevilly Ce qui ne meurt pas. (Très bon état)
Anne Franck Journal (Une petite tâche).
Hector Malot Sans famille.
Robert Antelme L’espèce humaine.
Jacques Borel La dépossession.
Cioran Syllogismes de l’amertume.
Emile Zola L’assommoir.
Thomas Bernhard Le froid.
Beckett Pour finir encore et autres foirades.
Beckett Cap au pire. (Comme neuf)
Pavese Le métier de vivre.
Akiyuki Nosaka La tombe des lucioles.
Léon Bloy Le sang du pauvre.
Jusqu’au jour où, en plus de son comportement peu enthousiaste, presque ténébreux, la direction de l’association Amour de la langue française a fini par lui reprocher ses choix littéraires.
– Monsieur Frantic, voulez-vous vraiment désespérer l’Afrique ? Désenchanter nos amis francophones ? Voulez-vous mettre ce continent au bord des larmes ? Décourager les Organisations Non Gouvernementales ? Démoraliser les bibliothécaires bénévoles ? Alors, puisque c’est ainsi, vous le ferez seul. Tout seul et sans nous. C’est une difficile décision, surtout à votre âge, nous le comprenons, mais nous ne pouvons plus vous garder.
Il est rentré chez lui avec un refrain qui tournait en boucle dans sa tête : on ne peut plus vous garder.

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Souvenirs dans la neige berlinoise

L’alcool est une béquille molle, très molle.
C’est une pâte.
La nervosité s’y coule, à peu près anesthésiée, retenue, contenue, ralentie, cotonneuse, s’y renforce aussi curieusement, s’y ramollit autant qu’elle s’endurcit et c’est ainsi que les alcooliques s’endorment d’un coup et se réveillent en pleine nuit.
Quand tombe la nuit, il est tentant de s’arrêter quelques instants pour regarder les clients qui s’offrent à travers les vitres des bars.
Revient souvent ce souvenir des pays de l’Est et aussi de la neige recouvrant la ville. La neige est si souvent idéale pour les images en noir et blanc. Reparaît, par exemple, ce souvenir de l’Allemagne et de la neige : des Russes à longues barbes et chapkas chantent pour toujours dans les couloirs du métro de Berlin : Kalinka ! Kalinka !
Les salles du Pico Pico, plus de cent, sont remplies de clients. On y mange, on y boit, nuit et jour. Pourquoi en sortir ?
C’est le grand bar éternel. Avec ses rapprochements, ses jalousies.
A ce propos, votre carte postale de la famille Awkward est bien arrivée. J’adore quand vous écrivez sur du papier, vos citations, votre à-propos, votre défense imperturbable des plus faibles.

Gagner

Gagner

Cette carte postale est-elle censée représenter l’enfance de notre maire-qui-ne-quittera-la-mairie-que-morte ?
Et merci aussi pour votre citation de Marcel Proust :
Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’oeuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu’elles ont coûté à ceux qui les inventèrent, d’insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d’urticaires, d’asthmes, d’épilepsies, d’une angoisse de mourir qui est pire que tout cela… (Le Côté de Guermantes, p280-281)

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La créature installée dans votre tête

Depuis des jours, vous l’avez compris, la question que pose Samuel Butler dans son livre Erewhon (éd. Gallimard) vient et revient sans cesse. Cette question sinueuse rôde :
« Qu’est-ce que l’homme, sinon une machine à travers laquelle la petite créature assise derrière, dans le cerveau, regarde ? »
Vous vous demandez aussi qui peut bien être assis derrière vos yeux, dans votre cerveau, et piloter tout ça. Nous tous nous le demandons : Qui est assis derrière nos yeux dans notre cerveau?
Nous ne sommes pas seuls à nous interroger.
Entre parenthèses : Comme c’est beau, nous.
Tout le monde est au courant de cette petite créature ?
Le plus intrigant est aussi qu’elle soit assise, cette petite créature.
Ça fait terriblement envie. Autant envie que peur.
Est-il possible de s’éloigner d’un être ou d’une chose parce qu’on en a trop envie ?
Comme une drogue ?
Une autre forme trop attirante ? Une activité trop saisissante ?
La crainte de s’éloigner et de ne pas retrouver les autres, ceux que vous connaissez, de les perdre sur un continent. Une fascination si puissante.
Et ces marches quotidiennes dans la ville, par n’importe quel temps. Le vent, la pluie.
Ça fait peur, non ?
L’alternative ?
L’autre réalité ?


Vous croyez à la disparition de la réalité ?
C’est la question la plus fréquente. Les forums en sont remplis.
Tous les jours, elle est inscrite sur des murs de la ville, sous des formes différentes.
Mais il y a tellement de questions partout et à tout moment.
Nous ne savons même pas qui nous sommes.
Je ne sais pas qui je suis. C’est peut-être tant mieux. C’est peut-être mieux de ne pas l’ignorer, je veux dire : de savoir que je ne le sais pas.
De temps en temps, à la façon d’un exercice de salubrité, devenir quelqu’un d’autre.
Je suis toujours attiré par les documentaires sur les gens qui ont changé radicalement de vie.
J’ai bien conscience d’être le rat de mon propre laboratoire. Comme tout le monde.
On ne choisit pas son étrangeté.
On ne veut pas y glisser.
On ne veut pas en sortir non plus.

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Immeuble en grande partie muré

Malgré de nombreux exemples historiques et géographiques, les relations trop rapprochées entre frère et sœur ne sont toujours pas conseillées.
Pour être raisonnables, tous les deux (René Frantic et sa demi-sœur, Barbara Hoffman) ont décidé de ne plus se voir tous les jours, de moins s’étreindre, de ne plus se téléphoner plusieurs fois par jour.
Ils font beaucoup d’efforts pour ne plus dormir ensemble.
Ils ont pris des résolutions pour la nouvelle saison.
Ils ne savent pas combien de temps ils vont tenir, mais, épisode après épisode, ils essayent.
Ils ne veulent pas en venir à des ordonnances de vie normale, un puissant sédatif au top des ventes.
Ils ne veulent plus rêver d’Abraham qui prétend (pour ne pas se mettre en danger, se faire liquider par un pharaon par exemple) que Sarah est sa sœur et non sa femme.
Et l’on apprend plus tard que Sarah, sa femme, est effectivement sa demi-sœur.
René Frantic a envie de raconter son histoire avec Barbara, sa sœur, surtout l’enfance et l’adolescence, quand ils étaient ballotés de villa témoin en villa témoin.
Maintenant, René Frantic vit seul dans un immeuble de la rue de la Liberté, longue et grande rue haussmannienne à quatre voies, en double sens. Cette rue ressemble plutôt à un boulevard. Un jour y passera le tramway nommé Mamadou.
C’est une rue presque abandonnée depuis que les appartements ne sont plus loués et que le quartier est en voie de réhabilitation.
La rue de la Liberté où René Frantic habite a été achetée par des fonds de pension et des banques pour être réhabilitée.
Dans l’immeuble où vit René Frantic la plupart des appartements ont été, chacun à leur tour, mois après mois, murés. Avec des parpaings gris à la place des portes. C’est d’un effet.
Cela ressemble à une installation.
L’immeuble prend soudain l’allure d’une vie désertée. Comme s’il y avait eu la guerre. Ou une menace d’invasion.
Chaque fois qu’un locataire déménage ou meurt (façon radicale de déménager au cimetière Entrée définitive), l’appartement libéré n’est plus loué mais il est muré pour éviter les squats.
Sur les cinq étages, quinze appartements sont condamnés avec du béton gris, des blocs de bétons (genre quérons, parpaings) à la place des portes.
Cinq appartements sont toujours vivants, il y a de la chair humaine à l’intérieur.
Ça bouge en interne.
L’étrange est que l’on entend encore des bruits dans les appartements fermés.
Parfois même un téléphone sonne.
Y-a-t-il plus sinistre qu’une sonnerie dans le vide la nuit ?
Un long cri peut-être ?

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Concours de sauvagerie mélancolique

Pour commencer, une confirmation à votre question : Oui, d’anciens membres de la BAG (Branche Armée des Gueux) sont suivis par des arts thérapeutes de l’Explorateur Club.
Oui, ils sont inscrits à l’atelier d’écriture murale.
Oui, les arts thérapeutes les font participer aussi à des concours de sauvagerie mélancolique.
Non, pas dans les friches.
Plutôt en forêt. Ce sont des concours durant lesquels ils présentent des installations de ruines avec ponts et cascades artificielles.
A l’atelier d’écriture murale est venu aussi un homme très attachant, atteint du syndrome de l’homme des plages. Vous saviez que cela pouvait exister ?
Il est question de l’homme des plages dans le livre de Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures. Il fait une brève apparition bien dans l’esprit homme des plages, à la page soixante : « Cet homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages ou au bord des piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son nom ni pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua qu’un jour il avait disparu des photographies. »
L’efficacité de ces méthodes d’art thérapie est contestée à l’intérieur même de certains services de la santé municipale.
Je connais vos réserves vis-à-vis de ces pratiques thérapeutiques assez sectaires.
Oui, les chasseurs de gourous se sont assez souvent élevés contre les arts thérapeutes qui utilisent les concours de sauvagerie mélancolique en forêt.
Toujours dans la rubrique des thérapies, j’ai visité le monastère de la vie éternelle et, entre nous, je comprends pourquoi c’est un fantasme de cougars : se demander pourquoi tant de beaux jeunes hommes se sont retirés du monde dans des endroits si austères.
A force de voir tant de gens déséquilibrés, appâtés par l’exercice, se réfugier au monastère en espérant y trouver le calme, le repos, la sagesse ou, moins ambitieux, une pause dans leur souffrance, les officiers du monastère (l’abbé en tête) ont décidé d’ouvrir une mini clinique farcie de moines thérapeutes en formation (peinture, dessin, film, écriture, théâtre, musique, pâte à modeler). Une pratique circassienne est envisagée (jongler pour vivre, apprendre à être un clown, l’équilibrisme et la corde raide pour l’attitude et la gestion des budgets, le B.A-ba du trapèze, primordial pour les précaires).
Si l’homme soi-disant Jésus-Christ Junior savait ça.
L’Animation (service de l’animation de la ville) y vient parfois pour y recruter des animateurs artistiques et des médiateurs.
La ville est infestée de médiateurs.

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La fiancée de Dark Vador a souvent les pieds froids

– Qu’est que ça veut dire « fiancée » ? Tu as une idée ? C’est quelqu’un qui a reçu de l’argent ? Ou quelqu’un qui donne de l’argent ? Mes parents n’aiment pas les fiancés.
– C’est un terme ancien, je crois.
– Ancien ancien ?
Les enfants essayent de comprendre.

Depuis quelques temps, la fille de la chambre de commerce, (nouvelles compétences, métiers émergents (Barbara Hoffman)) voit un homme qui se déguise en Dark Vador pour des anniversaires d’enfant et c’est professionnel.
Personnage de la série de films La Guerre des Etoiles, Dark Vador est maintenant un mythe, avec Ulysse. C’est un sujet de dissertation.
Parenthèse : Comment peut-elle si vite répondre à mes questions, me confier ça, me parler de sa vie privée ?
Miracle de l’enregistrement ? De la fonction ? Besoin d’un confident ? Phéromone ? Aura particulière ?
Remarquez, il lui a fallu des semaines pour qu’elle raconte.
Cet homme qui interprète le Dark Vador a suivi quelques cours de théâtre où l’on apprenait le jeu dramatique à des chômeurs. Savoir se présenter est devenu essentiel, réussir son entretien, ne pas se démonter, s’affirmer, se mettre en valeur, garder de la distance, de Stanislavski et Brecht à Peter Brook et Mlle Piedtenu en écoutant la chanson des Beatles Happiness is a warm gun (le bonheur est un pistolet chaud)… en poussant les cris du développement personnel (on les entend dans le post intitulé Gymnase Gandhi-battait-sa-femme-mais-il-a-su-changer)
Ce qui l’a d’abord séduite, émue, dans ce rôle de pantin vivant pour distraire les enfants, c’est sa faiblesse d’ex-homme fort, venu de la sidérurgie, avec ses certitudes, ses muscles sans stéroïdes anabolisants (garanti sans muscle aux hormones), son honneur (sur lequel il a dû s’asseoir) et son histoire, se retrouvant dans la position d’un jouet humain.
Plus tard, il expliquera comment, avant l’époque Vador, il est devenu Schtroumpf dans le village des Schtroumpfs d’un parc d’attractions, le Big Bang Schtroumpf à Maizières les Metz, en Moselle. Sa période bleue.
A l’époque, ex-sidérurgiste, après le bilan de compétences, il devient le Schtroumpf bricoleur.
Ensuite, ex-schtroumpf, il se fait engager comme Mickey à mi-temps à Disneyland Paris. Il fréquente Minnie dans la vraie vie. Période rose.
A peu près durant la même saison, il répond à l’annonce de l’Explorateur Club qui recrute des animateurs déguisés, ayant suivis si possible une formation théâtrale, capables de faire de la figuration intelligente et de l’animation. Un homme sandwich ingénieux.
Ainsi obtient-il un contrat de Dark Vador à plein temps dans Notre Ville, grâce à la société FILS (Figuration Intelligente Libre Sophistiquée), filiale de l’Explorateur Club. Le secteur de l’activité est essentiellement celui des anniversaires et des fêtes en tous genres.
Les anniversaires sont redevenus aussi courus que le patrimoine, le devoir de mémoire et le festival.
Plus tard il racontera tout en détail et je l’enregistrerai.
Dans sa version (assez différente de celle de Barbara Hoffman) il a rencontré la fille de la chambre de commerce (Barbara Hoffman) dans un cours de théâtre, durant des répétitions. Pour mieux me situer la rencontre, il cite un extrait de La leçon d’Eugène Ionesco :
LE PROFESSEUR : Poussons plus loin : combien font deux et un?
L’ÉLÈVE : Trois.
LE PROFESSEUR : Trois et un?
L’ÉLÈVE : Quatre.
LE PROFESSEUR : Quatre et un?
L’ÉLÈVE : Cinq.
LE PROFESSEUR : Cinq et un?
L’ÉLÈVE : Six.
LE PROFESSEUR : Six et un?
L’ÉLÈVE : Sept.
LE PROFESSEUR : Sept et un?
L’ÉLÈVE : Huit.
LE PROFESSEUR : Sept et un?
L’ÉLÈVE : Huit … bis.
LE PROFESSEUR : Très bonne réponse. Sept et un?
L’ÉLÈVE : Huit ter.
LE PROFESSEUR : Parfait. Excellent. Sept et un?
L’ÉLÈVE : Huit quater. Et parfois neuf.
Je m’aperçois qu’il a quelque chose d’un personnage de cinéma et aussi quelque chose d’animal.
Je l’imagine avec la fille de la chambre de commerce.
Surtout un soir, au Pico Pico, dans la salle hallucinante, où l’on présente des films d’artistes, en regardant une fascinante scène d’Arnold Martin, je ne peux m’empêcher de repenser à la fille de la chambre de commerce et lui.

Quand le président du Marshall McLuhan fan club, Jacques Marchal, a vu ça, il a dit : « C’est exactement ça, la faculté de voir à travers les choses, l’impression d’être sans limite pour regarder, de traverser les objets, les techniques, les arts. Et maintenant, jamais plus tu ne verras un baiser de la même façon. »
A suivre.

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Bureau des nouvelles compétences et métiers émergents

Au bureau des nouvelles compétences et des métiers émergents de la chambre du commerce et de l’industrie, la responsable hésite à classer mon activité : ethnologue amateur, historien sauvage, interprète dilettante, recenseur naturel, fouineur désintéressé, enquêteur gracieux, dénombreur solitaire, détective hors piste, glaneur impulsif, archiviste spontané, chroniqueur bénévole, elle se tâte.
Elle, Barbara Hoffman, ne sait pas, ou par ruse, tactique professionnelle, fait semblant d’ignorer que, depuis le Karaoké Bleu, je connais son frère (demi-frère en vérité), bouquiniste contrarié (René Frantic) dont la vie a été sauvée, enrichie, agrandie, par les livres.
Elle me questionne sur ma pratique incertaine, ambiguë, mes allers et venues permanents dans la ville, ma façon de rôder-flâner.
Elle m’interroge sur mon attirance, et à la fois ma peur perceptible, d’exercer cette pratique de rôdeur-flâneur, hors de toute sécurité.
– Pourquoi cela vous fait-il peur ?
(Croit-elle que je vais répondre que j’ai peur ?)
Elle enregistre ma déclaration sur le dictaphone : « Chaque rue de la ville est composée de niches, de maisons, d’appartements dans lesquels vivent des êtres humains en état de marche et de récits, nourris d’histoires et d’anecdotes, de microsagas en trois lignes. Cela m’obsède. La matière est partout. Partout.
Et tout ce que je sais faire (la mia unica riposta) c’est sortir et encore sortir.
Ensuite, pour tout avouer, quelques heures plus tard, quand je suis bien sorti, il n’y a plus qu’à rentrer à la maison (Ah ! Rentrer au palais !) pour archiver, ranger, tout ce que j’ai glané, les photographies, les flyers, les rebuts, les morceaux de rien du tout, les journaux, recopier mes notes, classer mes enregistrements de portraits, les nouvelles figures, les silhouettes, les promesses. »
Je lui demande si elle accepte que je revienne dans son bureau pour lui poser quelques questions et l’intégrer aux portraits et vignettes que je collectionne.
Elle est dubitative.
Elle est hmmm hmmm ouais ouais pschtt mouais pfftt.
A la fin, au moment de sortir, je lui dis que je connais son frère, le bouquiniste déçu attendrissant (René Frantic). Elle me regarde et sa réaction se limite à sa grande bouche en forme de : « Oh ! »
Elle doit prendre du Stop Emotion, à mon avis.
Peut-être au marché noir pharmaceutique.
Sous la voie express circulaire.

Pour être plus terre à terre, créer un peu de complicité, d’empathie, une petite connivence à la façon de certains clients qui, dans un commerce, ont besoin d’être reconnus (« Et comment va la famille ? »), je finis par dire, juste avant de m’en aller :
– Votre frère m’a dit que vous viviez avec Dark Vador. Il va bien ?

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Figures touchantes dans la pénombre

– Il faut voir comment on nous…
– Oh oui…
– Comment on nous parle mais aussi comment on nous regarde.
Il y a toujours ce lointain et persistant malentendu sur l’apparence physique, la présentation, l’allure, l’importance du corps.
Impossible d’y échapper, c’est partout.
Déjà, pour rechercher un emploi, les conseils, le relookage.
Ce qu’il faut faire.
– Qu’est-ce que votre corps raconte ? Qu’est-ce que vous lui faites raconter ?
Non loin de la falaise aux parapluies retournés, face à la mer, la clinique du corps sur mesure (Choisissez votre corps étalon) propose des interventions en chirurgie plastique de plus en plus nombreuses et précises, on tient compte aussi de votre profession, entre les mains de ses chirurgiens tailleurs.
Comment oublier Mon corps n’est pas un pantalon ?
Une centaine de vidéos et d’émissions quotidiennes sont consacrées à ce sujet, pour nous expliquer le processus. On enlève, on retire, on insère, on reprend, on ajoute, on coupe, on grossit, on refait, on augmente, on allonge, on intercale, on transforme, on minimise, on exagère.
Faut voir les corps.
L’histoire que l’on se raconte, tous, aux marcheurs de nuit, quand nous en parlons, nous l’appelons l’autolégende. Le mot légende est si ambigu. A l’origine, la légende est ce qui doit être lu. Mais dans la langue courante, la légende est devenu un mythe.
Qui écouter ?
Où aller ?
Sur le site où l’on se raconte ses cauchemars ? Un site si improbable.
Comment s’accepter ?
En se racontant d’autres histoires ? Créer chacun son autolégende ?
Choisir la parole humaine ?
prince ou crapaud
Vous savez que, joueur profond, je continue à jouer, de temps en temps, à ce jeu en ligne : Figures touchantes dans la pénombre.
J’adore.
Par moments je me dis que je devrais arrêter.
Mais vous savez comment c’est (Et voraces ils couraient dans la nuit…).
J’avais promis de ne plus y toucher.
Je suis faible. A chaque fois je me laisse prendre.
Dans Figures touchantes dans la pénombre, ma dernière surprise est un message reçu dans la nuit électronique, (envoyé par une autre joueuse) :
« Je lis beaucoup. J’écris un peu chaque jour. Quelquefois on se souvient de moi et on me fait aimablement une proposition d’intervention artistique… et quand j’ai fini mes cours, mes courses, ma compta numérisée, ma lessive qui ne mousse plus, ma vaisselle responsable, etc.… je griffonne des nuages au feutre blanc sur de vieux papiers bleus. »

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Les marcheurs de nuit

Journées de pluie continuelle. Ne pas oublier de vivre. Vous me l’avez suffisamment rappelé pour que je ne l’oublie pas.

– Sur le mollet, là, cette petite tâche rouge ?
– Oui.
– Ce n’est rien, c’est juste un peu de psoriasis… parce que vous êtes nerveux.
– Mais je suis de plus en plus calme. Je ne comprends pas. Je vous assure, je ne suis plus si agité, si caractériel.
– Vous ne piquez pas de colère ? Jamais ?
– Pratiquement plus. Je me ramollis.
(silence)
– C’est vrai ? Plus de colère ?
– Oui, c’est vrai. Cela m’arrive encore, mais c’est de plus en plus rare.
(silence)
– Plus de colère, donc. Alors, ne cherchez pas plus loin, c’est pour ça.

Quand Mlle Piedtenu a entendu parler des dérives en bus (de nuit), pratiquées de temps à autre, elle m’a fait comprendre qu’une thérapie avec des marcheurs de nuit, une ou deux fois par semaine, ne serait pas du luxe.
J’avais beau me concentrer sur la tête réduite de Jivaros (que l’on appelle aussi Shuars), posée sur l’étagère derrière elle, c’était difficile de refuser.
Mlle Piedtenu est convaincante.
Ça a commencé comme ça.
Avec les marcheurs de nuit, les groupes ne dépassent pas six personnes, nous démarrons à la nuit tombée.
A force de marcher dans la ville, de fouiner dans le présent et le passé nous finissons souvent par tomber dans une faille.
Nous avons l’impression, parfois, qu’un morceau de passé nous prend à la gorge, à la façon d’un crochet surgi de nulle part, nous saute à la figure (Face-Hook).
Nous sommes saisis par un souvenir qui revient à la surface. C’est une bête qui s’accroche à nous pendant des heures, pendant des jours. Il y a des souvenirs comme ça. Ils s’agrippent. Vous ne pouvez pas vous en débarrasser. Ça se cramponne et s’enracine. Ça se fixe. Et pour le décrocher après, quand c’est bien cloué, ce n’est pas flagrant.

– Vous croyez à la disparition de la réalité ?
– Je n’ai pas d’opinion à ce sujet. Je suis un marcheur de nuit.
Cela commence juste à la tombée de la nuit.
Quand les immeubles s’allument.
Les marcheurs de nuit, on peut les voir marcher dans les rues, en file indienne, on les croit dehors mais ils sont enfermés. Comme la plupart des solitaires.
Les marcheurs de nuit prétendent qu’il suffit de marcher pendant des heures pour y voir plus clair. Ce n’est pas faux. Mais ce n’est pas la seule technique.
Chacun d’entre eux est alors en tête à tête avec ses fantômes selon les principes de l’association libre.
Il n’y a pas de logique dans ces parcours, pas de sens non plus.
C’est un grand accélérateur de pensées.
Nous suivons nos desire lines.
Nos desire lines, oui. Il ne s’agit pas, pour nous, du plus court chemin (desire path, chemin le plus pratiqué par les promeneurs) ni d’une chanson (groupe Deerhunter) ni du livre de David Mangin aux éditions Parenthèses mais, plus simplement, nos chemins du désir.

Lindbergh-pod, The Oppidan Omnibus

Lindbergh-pod, The Oppidan Omnibus

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Guides pour nonsites

La ville est un organisme vivant et je suis dans cet organisme vivant.
Un auteur de dessins animés dans les ténèbres a compris l’attirance de certaines personnes pour les lieux dénués d’intérêt.
Il en a fait un dessin animé étrange, rempli de rues vides, qui m’a rappelé une vidéo dans un musée, à Copenhague, intitulée, me semble-t-il, When I woke up, they were all gone (ou quelque chose comme ça, je ne l’ai jamais retrouvée), Quand je me suis réveillé ils étaient tous partis. Tout le film se déroulait dans une ville vide : gare vide, supermarché vide, bureaux, rues, appartements vides.
Quand je me suis réveillé ils étaient tous partis. J’y pense souvent.
Les lieux dénués d’intérêt sont recherchés par une clientèle particulière. L’office du tourisme a décidé d’appeler ces lieux : des nonsites.
Ces nonsites n’ont rien à voir avec les non-sites de l’artiste américain Robert Smithson (prélèvements de rochers exposés en galerie dans des bacs géométriques avec des photographies).
Avec l’aide de la chambre de commerce et du très actif Bureau des nouvelles compétences & métiers émergents, une formation de guides de nonsites a été entreprise.
La demande de visites de nonsites a considérablement augmenté en quelques années.

Passage discret

Passage discret


Cette clientèle est très différente de celle qui pratique le tourisme des ruines, des catastrophes et de la désolation, ce que Mlle Piedtenu nomme la catastrophilie.
L’amateur de lieux sans intérêt semble plus sophistiqué.
Il aime le rien. Le néant. La pauvreté.
Il aime le livre de Lolito, Eloge du Bide parfait, au titre ambigü.
L’ennui revient-il à la mode ?
Est-ce lié, comme vous le sous-entendez, à la multiplication d’appels à mécènes, lancés par la Mairie, pour soutenir la création de points d’écoute psychologique que l’on a de plus en plus de mal à financer avec des fonds publics ?
Vaste débat.

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Psychiatriste de frontière

Durant une longue soirée au Karaoké bleu, Jacques Marchal m’a présenté le bouquiniste déçu (René Frantic).
J’ai expliqué que je n’avais pas la prétention d’écrire un guide de la ville et que je me situais probablement entre le chroniqueur, l’historien sauvage et l’archiviste amateur.
Puis, Jacques Marchal et le bouquiniste déçu (René Frantic) ont chanté sur Frontier Psychiatrist.
De façon un peu anormale. Comment chanter là-dessus?
Psychiatriste.
C’est incroyable comme le bouquiniste las semblait encore plus perdu que d’habitude quand il regardait et suivait Frontier Psychiatrist.
Tous les deux adorent le music-hall. Il y a plusieurs salles aux ambiances de music-hall au Pico Pico.
Il se trouve que René Frantic cherchait sa mère qu’il n’avait plus vue depuis longtemps, du jour où adolescent il avait quitté ses parents, et qu’il avait cru reconnaître dans le clip de The Avalanches, Frontier psychiatrist (Psychiatre à la frontière).
En plus de la photographie qui semblait lui parler en direct, un certain nombre de thèmes de la vidéo le touchaient comme s’ils lui étaient adressés :
L’école, les fantômes, ce garçon qui a besoin d’une thérapie (n’avait-il pas déjà entendu ça de nombreuses fois ?), ses problèmes psychosomatiques (n’en parlons pas), sa peur de la neige, les squelettes et les démons de l’école.

Il y avait aussi le pédopsychiatre, le tricot de marin, le bébé que sa sœur gardait, le chat, le coucou et cette professeur que sa mère rêvait d’être et qu’elle, championne des désirs étouffés, n’a jamais pu être.

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Marshall McLuhan Fan Club

On peut être myope et, tout de même, visionnaire.
Certes, c’est plus long.
Difficile de vous contredire sur ce point.
Pour Jacques Marchal, rencontré par hasard, au Karaoké Bleu, il faut persévérer.
Un soir, après une séquence émotion, il a longuement parlé du Marshall McLuhan fan club. Donnant toutes les raisons d’y adhérer.
Après l’avoir entendu, vous pouvez me croire, personne n’aurait envie d’ignorer Marshall McLuhan, ce Canadien né en 1911 à Edmonton et mort en 1981 à Toronto, célèbre pour sa théorie sur les médias.
Entre deux chansons, Jacques Marchal a vanté le Marshall McLuhan fan club comme une expérience inoubliable : « Quelle révélation quand on croise Marshall McLuhan ! Quand on a un tel contact… Quelle chance de vivre cette aventure avec lui, on n’est plus le même et on ne le regrette pas. »
Il fallait enregistrer ça.
– Exactement qu’avez-vous ressenti quand vous avez rencontré Marshall McLuhan?
– J’ai eu l’impression d’être sans limite pour regarder la Terre. J’ai eu le sentiment que la planète était une œuvre littéraire. Ce qui m’a touché, c’est l’intuition que le monde était une œuvre littéraire où tous les éléments étaient disposés pour être reliés entre eux, vous comprenez ? Quand nous pensons que le monde est une œuvre, tout ce que nous voyons dans l’univers nous apparaît en miroir, en écho, en correspondance.
– Vous pourriez être plus concret ?
– Vous pouvez tout relier… tout s’assemble et se connecte… la chute du mur de Berlin et la multiplication des algorithmes…. Tout se rapproche… la création de Facebook et la gymnastique devenue un miroir… Tout se combine… la fin du twist et de la guerre froide coïncident avec le début de l’autofiction. Tout se conjugue… Tout s’emboîte… C’est une machine fascinante. Tout s’inscrit dans l’œuvre. Vous pouvez tout lire, tout voir. Vous traversez les objets, les techniques, les arts.
Quand j’ai connu Jacques Marchal il avait deux activités :
D’abord il était coscénariste de la ville à mi-temps.
Chez nous, vous avez dû en entendre parler, c’est un nouveau métier.
Les scénaristes de la ville sont maintenant inscrits dans le fichier des nouvelles compétences et métiers émergents de la chambre du commerce et de l’industrie. Nous y reviendrons.
C’était un des nouveaux services de la ville. Il y avait même un élu aux scénarios du futur.
Ensuite Jacques Marchal enseignait le Marshall McLuhan comme une langue vivante.
– Le Marshall McLuhan comme une langue vivante ?
– Oui. A l’institut de Formation du groupe l’Explorateur Club. Quand les gens s’accrochent à cette langue, elle les mène loin, elle les transporte. C’est la magie de l’engagement. Ensuite on voit tout de façon différente. Il ne suffit pas de juste regarder le monde, il y a des clés.
Nous devions nous en apercevoir par la suite. Il ne suffit pas de juste regarder le monde.
Heureusement, je vous ça raconterai plus tard aussi, il y a eu les réunions des fans anonymes pour me délivrer de cette influence.
Le premier jour, dans l’association des fans anonymes, je leur ai dit : « Je dois vous avouer que j’ai mordu au Marshall McLuhan fan club et que j’espère m’en sortir avec vous. » Ils ont applaudi.
Le fantôme de Marshall McLuhan est pourtant encore là.
Sa voix est si présente :
Vous préférez des idées ou des idées claires ?

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Karaoké Bleu

Parmi la centaine de salles du Pico Pico, quelques-unes sont dédiées au karaoké.
Chaque salle du Pico Pico est dans un style différent, aussi bien le décor que le contenu.
En karaoké, y a le disco, l’opéra, la chanson à texte, l’opérette, le rap…
De temps en temps, c’est un plaisir d’aller au Karaoké Bleu, au troisième sous-sol du Pico Pico. Il tient son nom de la couleur bleue qui couvre ses murs et ses plafonds, de la couleur bleue des vêtements du personnel.
Le Karaoké Bleu a la réputation d’être spécialisée en chansons tristes, ce qui n’est pas tout à fait exact. Il n’y a pas que de la tristesse au Karaoké Bleu. Loin de là. Il y a aussi d’extravagantes chansons.
Paradoxalement, ce sont les chansons sinistres et sombres qui soulèvent le mieux l’enthousiasme du public. D’où cette notoriété.
Il y a des clients pour y pleurer avec entrain.

Durant certaines sessions, selon la légende, on a vu des gens se noyer dans leurs larmes.

Depuis ces regrettables noyades, les membres du personnel ont passé un brevet de secouriste.
Le karaoké vient de kara (raccourci de karappo, le vide) et de oké (raccourci de okesutora, orchestre).
L’idée initiale américaine daterait de la fin des années cinquante quand le crooner américain Mitch Miller animait l’émission Sing Along avec son petit côté diablotin. Il a vécu jusqu’à quatre vingt dix neuf ans. Les paroles s’affichaient à l’écran et l’on chantait avec lui.
mitch miller
Il arrivait aussi qu’une balle (bouncing ball, balle rebondissante) rebondisse sur les paroles quand il fallait les chanter.
C’est toutefois un Japonais, Kisaburō Takagi, qui dépose la marque Karaoke quand il a l’idée d’une machine pour jouer uniquement la musique des morceaux afin que les gens puissent entendre leur voix.
C’était la fin de l’été, un jour de vent jaune chaud et de sable venu d’Afrique sur la ville, quand je me suis rendu pour la première fois au karaoké bleu.
Dès le début j’ai adoré suivre la balle rebondissante, la boucing ball.
Parfois j’en voudrais une dans la vie pour m’indiquer ce que j’ai à dire.
Il y a toujours beaucoup de monde au Karaoké Bleu, même en hiver quand le vent est froid et que sur les trottoirs, debout, ne subsistent pratiquement plus que des artistes marcheurs.
Les artistes marcheurs sont increvables et tenaces.
Aussi tenaces et inlassables que les managers du Philosophie Business.
Maintenant que j’ai fréquenté le Karaoké Bleu à toutes les saisons, je le sais. C’est un aimant.
On y trouve tous les styles de clients et de karaoké.
On y pratique le karaoké de façon intensive et profonde.
On met sa peau sur la table comme dit la chanteuse du groupe Pom Pom Girls Désinhibées.
On ne sort pas indemne de ce décor extrêmement marquant, toutes ces formes bizarres et cette odeur.
Tous les témoins s’accordent là-dessus : cela ressemble, au moins les premières fois, à un rêve éveillé, comme un voyage étrange sur une autre planète à dominante bleue.
J’espère que vous pourrez y venir un jour.

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